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  J’ai rencontré Luisa et Maria. Ce sont deux anciennes. Des « abuelas » comme on dit ici, en Amérique du Sud. « Abuela » désigne à la fois la grand-mère, mais aussi la femme qui manifeste de la sagesse accumulée au fil des ans.

Localement, devenir grand-mère peut arriver relativement jeune. Il est assez fréquent qu’une femme soit maman entre 15 et 20 ans. Ce qui fait qu’elle est grand-mère entre 30 et 40 ans. Certaines sont arrière-grand-mère à 45 ans.


Luisa a 78 ans, et sa sœur Maria a 72 ans. Je les ai rencontrées car elles vendaient leur artisanat sur un trottoir du village où nous résidons quelques semaines, dans la Vallée sacrée des Andes. Elles se remarquent assez facilement, car elles vendent là, au milieu des montagnes, l’artisanat de leur tribu qui vient de la « selva » (la jungle). Elles sont de la nation Shipibo. Leur artisanat est imprégné de jungle et d’ayahuasca. Car les Shipibo sont des gardiens de la jungle et de l’Ayahuasca, cette plante encore si méconnue en occident et qui est sacrée sur les terres où nous sommes.


Leur artisanat consiste en des broderies finement réalisées. Les couleurs et les motifs sont très différents des tissages que l’on trouve dans la Vallée.

Elles produisent un peu chez elles à Pucallpa, puis pour vendre elles font deux jours et deux nuits de bus. J’ai donc rencontré Luisa et Maria en train de broder assises sur le trottoir, avec devant elles leurs créations. Chaque pièce vendue leur permet de manger un peu, ou de se loger au retour dans la jungle. C’est leur retraite.

Je me suis assis à côté d’elles. Car ce qui m’a attiré, au-delà de la beauté de leur artisanat, c’est leur calme. Il se dégage de ces mamies un calme particulier. Un calme empli de sagesse.

Nous avons discuté un peu, et nous avons partagé surtout du silence.


Elles sont natives d’un village à 12 heures de bateau de la ille de Pucallpa. Un village de jungle. Comme dans d’autres villages reculés de la jungle ou la montagne, il n’y a pas de médecin, de dentiste, de sage-femme, d’épicerie, de coiffeur… tout se fait comme cela doit se faire avec ce qui est disponible sur place. Tout est intimement relié à la nature, qui apporte non seulement de la nourriture, de quoi se loger ou manger, mais aussi une qualité spirituelle. Les jeunes apprennent des anciens telle ou telle pratique, puis l’apprentissage est donné par la vie. Pas d’école. Ou du moins une seule école : la vie, la jungle, la vie en communauté.


Luisa a appris à créer des bracelets de perles avec une grand-mère, puis le reste est venu par imprégnation. Par téléchargement. Car les enfants ne sont pas attachés à leur parent. On n’élève pas un enfant seul ou en couple. Il est élevé par une tribu. Une communauté, où chaque enfant va trouver des affinités avec telle ou telle personne, souvent des anciens.


La sagesse ne s’apprend pas par des stages. Elle s’apprend par imprégnation. En vivant proche de la nature et en regardant les êtres qui inspirent. En laissant s’infuser ce qui est ambiant, et en alimentant cela de contes, de chants, de paroles occasionnelles. Pas de grands discours.

Maria, la plus jeune des deux sœurs, est mariée à un guérisseur. Au-delà de l’artisanat, elle connait les plantes. Elle a diété certaines plantes, et a longuement « rencontré » l’ayahuasca.

- Maria, comment fais-tu tes diètes de plantes ?

- Diéter une plante est une rencontre qui prend du temps. Je diète une plante pendant trois ou quatre ans. Plusieurs mois dans l’année.


J’avais d’autres questions, mais elle était peu bavarde. Elle me regardait dans les yeux avec un sourire et un regard empli d’amour et de joie. Car ses yeux souriaient en permanence. Son visage paisible s’ouvrait parfois sur un sourire, comme si elle avait dit une phrase silencieuse dont la ponctuation était ce sourire final.

J’ai posé quelques questions, elles aussi, puis nous sommes restés silencieux.


Je me suis senti comme un enfant qui reste assis à côté d’un animal paisible. Un animal comme une vieille tortue. Comme si la jungle avait créé et façonné deux êtres qui portaient toute la sagesse de la forêt. Sans grands discours.

Maria continue son chemin d’Ayahuasca. Malgré le décès de celui qui l’a initiée dans cette voie spirituelle, elle continue. Solitaire. Quand le maestro meurt, parfois un autre maestro apparait, parfois non. Alors le disciple continue. Ce qui a été téléchargé en la présence du maître continue à vivre. À l’intérieur de soi, et dans l’invisible.


Pour ces femmes, tout comme dans la spiritualité andine, il y a un corps, un monde de matière. Ce que ces femmes appellent corps, ou physique, c’est à la fois le corps, et ses mémoires ou les pensées. Les pensées, l’intelligence, sont au niveau du physique. Le reste concerne un corps de lumière. Ce que dans la Vallée sacrée on nomme parfois âme. Cette âme a son esprit, sa propre façon de penser et de percevoir. Cela se passe principalement dans l’espace visionnaire, qui montre la réalité des choses. Car dans ces peuples emplis de sagesse, les rêves et les visions sont plus proches de la réalité que ce que témoignent nos sens attachés à une réalité physique. Ce qui est réel, c’est la reliance. C’est le sentir. Celui qui vient du cœur. Ces perceptions qui viennent du corps de lumière et sont reliées à ce qui vit dans le visible et l’invisible.

L’Ayahuasca, en quelque sorte, permet à l’âme de sortir du corps physique et de montrer certaines choses au corps physique et à l’intelligence, pour que le monde physique soit ensemencé de cette qualité, de cette vibration du corps de lumière.

 

Certaines plantes, certaines pratiques, permettent de toucher ou de voir l’invisible. Celui qui vit en nous et celui qui vit autour de nous.

 

Tout cela, Maria me le dit en quelques mots. Le reste, je le sens. Je le reçois comme elle-même l’a reçu. Par imprégnation. Par téléchargement. Je restais auprès de cette grand-mère, qui restait concentrée sur sa broderie en cours, et parfois s’arrêtait et restait simplement là. Présente. Silencieuse. Ouverte comme un livre est ouvert à la bonne page.

Je sentais son cœur. Je sentais aussi le cœur de Luisa. Un même cœur. Un même amour. Et je le sentais empli de cet amour. Mon cœur se mettait au diapason. Le temps avait une autre saveur. Pas d’urgence. Rien d’important ni d’urgent. Juste une ouverture. Paisible. La patience de l’infini.

 

Il est possible que nos maîtres de sagesse soient simplement les gardiens d’un cœur paisible et heureux. Un cœur qui bat en harmonie avec la terre et les étoiles.

Il est possible qu’à l’heure de l’internet et des informations qui pleuvent sur nous plus nombreuses que les gouttes de pluie, nous ayons à retrouver le sens de l’imprégnation. Nous imprégner de la qualité paisible et heureuse des arbres, des rivières, et des anciens.

Il est possible que nous ayons à laisser nos cœurs s’ouvrir et que nos corps deviennent de réels temples qui abritent des trésors. L’or et la Lumière. Et nos âmes éternelles paisiblement laissent émaner la douce rythmique de nos cœurs. De ce portail vibratoire qui bat au rythme de nos profondeurs.

 

Accorder son cœur nécessite d’arrêter de courir. Limiter les emballements. La course contre le temps, les urgences qui n’en sont pas, les émotions qui reviennent sans être vraiment vues ou accueillies… et le cœur moins sollicité par nos folies et emballements se calme. Il se cale sur une rythmique qui vient de l’éternité. Il émane d’un corps relié à des espaces si vastes qu’ils étirent la notion d’infini. Des espaces si reliés qu’ils diluent la notion d’individualité jusqu’à sentir que l’étoile la plus lointaine vit et vibre dans ce que nous pourrions appeler « moi ».

Un cœur qui bat ensemence l’espace qui l’entoure d’une qualité particulière. Une qualité magique si nous prenons le temps de nous relier à cela.

 

Luisa et Maria ne vont pas retourner à l’éternité quand elles vont mourir. Elles y sont déjà. Elles ont déjà rencontré la mort. Elles lui ont parlé. Et la mort leur a dit qu’il y a deux corps. Deux réalités. L’une réduite et séparée, l’autre reliée et emplie d’éternité. Alors elles ont choisi. Elles se sont posturées. Une éternité qui vit à la fois dans une dimension de lumière, et à la fois qui savoure ce que peut offrir la matière.

 

Assis à côté d’elles, je sens cette humanité. Sous cette apparence de bipède pensant, vit une présence si vaste. Ce que nous sommes tous, potentiellement.

Je sens cela au plus profond de mes cellules et au plus profond de mon âme.

L’infini possède des qualités de patience. L’infini brode des bouts de tissus à côté de moi, et le trottoir devient un lieu hors du temps. Il se passe quelque chose, et à la fois, il ne se passe rien de particulier. L’infini brode à mes côtés, et je me laisse vibrer.

Discrètement, Marie lève ses yeux vers moi et plonge un court instant dans mon regard. Je sens l’infini qui sourit. Et en écho, mon cœur d’enfant sourit à l’amour et à l’infini.


PS : sur la photo, Luisa est à droite, Maria à gauche

 
 
 

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