
De retour de ce voyage dans la jungle colombienne, j’ai ressenti le besoin de noter quelques points qui m’ont marqués. Peut-être que cela peut aussi vous donner matière à visualiser la façon dont vous souhaitez habiter ou vous relationner.
Tout d’abord, j’ai beaucoup aimé la relation au territoire. Une relation spirituelle. Il y avait tout d’abord ces petites chapelles en bord de « routes » (en fait, c’était entre le chemin et la route, on pourrait dire en France un chemin carrossable). Prier avec ces statues, prier avec les personnes qui passent à un moment ou à un autre, que l’on ne voit pas forcément s’arrêter, mais qui allument une bougie là, ou qui s’attardent et que l’on voit de loin converser avec la Vierge Marie… ces lieux de prières sont emplis de présence et de vie, et nos pas sur le chemin emportent ces prières en diverses directions sur le territoire.
Il y avait aussi cette relation spirituelle au territoire en tant que lieu esprit. Chaque mois, pour différentes raisons, le « tambour mère » était joué. J’ai rencontré le tambour mère lors de l’ouverture de l’école. Car nous sommes arrivés lors du début d’année scolaire. Et dans cette petite école de jungle, ça se passe très différemment qu’en d’autres écoles. Tout d’abord, la communauté était rassemblée. Il y avait les enfants, mais aussi les parents, et les membres de la communauté où se trouve l’école. Il y avait donc des personnes de tous âges. Et nous avons fait un grand mandala de graines pour poser des voeux pour cette année scolaire. Puis nous avons aussi tissé, chaque parent tissant un peu sur un grand cercle, un peu comme un attrape rêve, en parlant à voix haute de ses souhaits pour cette école, pour ce territoire, pour ces enfants. Nous avons fait cela dans la salle d’école, où au centre brillait un feu. C’est rare de trouver un feu central dans une école. Mais ce qui est tout aussi rare, c’est ce « tambour mère ».
Un gros tambour a été amené, et cinq chaises installées tout autour du tambour, en laissant un espace ouvert du côté du feu. Sur le tambour, il y avait quatre mailloches blanches et une mailloche jaune. Le propriétaire du tambour a pris la mailloche blanche, et trois autres personnes se sont installées sur les chaises et ont pris une mailloche blanche. Ils nous ont expliqué que c’était un tambour « mère » et qu’il n’était joué que par des hommes. Puis le leader à la mailloche jaune a précisé « des hommes spéciaux ». Ils ont ensuite expliqué que le tambour était en lien avec le territoire et les chants tout comme les sons du tambour permettaient de discuter avec l’esprit du territoire et de demander des permissions, des guidances et de la protection.
Le reste de la tribu était en cercle autour du feu.
J’étais tenté d’aller jouer, car il restait une chaise vide. J’en parlais à une amie qui était à côté de moi et elle me rappela qu’il avait été précisé que seuls des hommes spéciaux allaient jouer et que ce devait être réservé aux membres de la communauté. C’était notre premier jour à la communauté, nous ne connaissions personne et nous ne connaissions pas les règles et les codes.
Mais je sentais la connexion avec le territoire. Et je sentais que le tambour m’appelait. J’allais donc voir le leader et je lui demandais que j’avais bien entendu que le tambour serait joué par des hommes spéciaux, mais spéciaux comment ?
Il me répondit « tu as envie de jouer ? »
Je fis signe que oui avec la tête. Il me regarda un instant dans les yeux, puis me proposa de m’assoir sur la chaise restante. Et nous avons battu en rythme sur le tambour mère. Et nous avons chanté des chants puissants. Pour le territoire et les esprits du territoire. Pour les enfants et leurs parents. Pour la tribu. Pour tous les êtres. J’en profitais pour envoyer des vibrations vers mon amie en fin de grossesse à quelques encablures de l’école. Ce fut un moment puissant.
La notion de territoire et d’offrandes, de discussion avec les esprits du territoire, est très présente dans cette communauté. J’ai beaucoup aimé cela.
Cela me pose la question, de retour en France, dans quelle mesure nous faisons cela ici. Dans quelle mesure nous nous sentons en communauté. En tribu. Quelle est notre tribu ? Qui écoute les paroles des anciens et prend soin des enfants ? Qui s’assemble autour du feu et tisse des paroles arc en ciel ?
Cela devient de plus en plus rare. De plus en plus rare de se connecter aux esprits du lieu où l’on vit. Des esprits du territoire. Avec lesquels nous tissons des accords en lettres de lumière et en chants qui font vibrer les cœurs. Cela devient de plus en plus rare. Et en même temps, je sens que cela est à recréer. Car ce sont des tissages communautaires qui permettent de trouver une forme de relation aux autres et au territoire. Nous avons à retrouver le sens de la tribu.
À quoi sert de travailler et d’avoir une belle maison si nous vivons isolés ?
Le sens de la tribu, du lien, est bien au-delà de n’importe quel réseau social qu’internet peut offrir. Il ne s’agit pas forcément de vivre sur un lieu. Je me suis senti appartenir à cette tribu, même si je n’habite pas dans cette communauté. Mais je m’en suis senti si proche, et nos pratiques en France en sont si proches, que je sens que je peux voyager dans de nombreuses communautés spirituelles dans le monde. Et je sens que nous avons à retrouver le sens des tribus en France et dans d’autres sociétés occidentales.
Nous avons à retrouver le sens du social. Rassembler autour du feu enfants, adultes, anciens, et aussi notre tribu avec ses handicapés ou ses malades. Le cercle. La constellation qui se rassemble autour du feu soleil.
Ce qui m’a aussi marqué est que la plupart des personnes que j’ai rencontrées pratique un art. Les uns tissent, les autres sculptent, les autres peignent ou font de la céramique, d’autres fabriquent des instruments de musique, d’autres jouent de ces instruments ou chantent, d’autres cultivent, d’autres construisent des maisons, d’autres cuisinent… mais je n’ai presque pas rencontré de personnes qui exerçaient une activité du tertiaire. Il y en a, mais j’en ai peu rencontré. Les seules activités non artistiques ou non artisanales que j’ai rencontrées furent les « tiendas », les commerces et leurs commerçants. Et à travers ces activités d’art et d’artisanat, j’ai senti tout un aspect spirituel. Un lien plus fort à tel ou tel élément : l’esprit de la terre, l’esprit de l’eau ou du feu, les esprits de telle plante ou groupe de plantes, de tel animal…
Cela m’a interrogé sur mes arts spirituels.
Un des aspects qui m’a beaucoup plu, c’est aussi le fait de marcher. Pour aller d’un lieu à l’autre. Déjà parce que beaucoup de personnes n’ont pas de moto, voiture ou cheval, et parce que marcher est une pratique qui donne une certaine énergie. C’est étrange qu’en occident j’entende souvent les personnes me dire « je cours » en mentionnant leur emploi du temps bien chargé. Mais finalement on ne court pas en France. On roule (en transports en commun ou véhicules personnels). Le fait de rouler ne permet pas forcément de « gagner du temps ». Cela nous entraine bien souvent à remplir plus le temps disponible. Et le déplacement a perdu sa fonction sociale.
Dans le vallon, je pouvais marcher vers le pueblo, et au hasard du chemin, une voiture ou une moto s’arrêtait et m’embarquait. Ceux qui avaient des véhicules embarquaient ceux qui n’en avaient pas. Sans distinction apparente d’âge, de condition sociale ou autre. C’était ainsi.
De même, je pouvais m’arrêter à tel ou tel endroit saluer une personne, et dans notre maison provisoire, des connaissances ont débarqué pour dormir ou faire une pause sur le chemin. Il a été fréquent que les lits vides aient été occupés par des personnes que nous avions rencontrées peu avant, qui avaient encore beaucoup de chemin à faire et elles faisaient une pause à la maison pour repartir quelques heures après ou le lendemain. Nous avons lié ainsi de belles amitiés.
« Je rentre du pueblo (ou de la ville) et j’ai encore beaucoup de chemin, la nuit va tomber. Je peux dormir chez toi ? ».
Le fait de marcher sur le territoire tisse une relation particulière entre les gens. Il y a les lieux où l’on se pose un instant, chez des amis, dans un café… et le chemin où l’on marche. Une artère principale et tant de petits chemins qui s’enfoncent dans les collines, à travers les arbres et les chants d’oiseaux.
Bien sûr, ce n’est pas « paradisiaque », comme une vision romantique du sujet. C’est juste que le fait de « ne pas courir » entraine une autre relation au temps. Et au territoire. Et aux autres.
Car l’éloignement est une donnée que nous connaissons peu en France. Quand il vous arrive un accident dans votre maison à deux heures de marche du chemin carrossable, vous pouvez sentir une forme de vulnérabilité (surtout qu’il n’y a pas de « pompiers » à appeler, pas d’hélicoptère qui va venir vous chercher…
Je me suis senti aussi en fragilité, par exemple, lorsque j’ai laissé mon fils dans l’école dans la jungle. Il y avait de nombreux serpents, dont certains dangereux. Étrangement j’en ai croisé beaucoup, et ma femme très très peu. Mais laisser mon fils dans cette école où les enfants gambadaient parfois dans les herbes, parfois jouant un peu cachés de la maitresse d’école…ça m’a stressé au début. C’était un des plus jeune, et il ne savait pas comment réagir avec les serpents, scorpions ou araignées. Les autres enfants étaient plus familiers. J’ai demandé à l’esprit du lieu et aux anges de veiller sur lui. J’étais inquiet et j’ai appris à faire confiance.
C’est quand même si fréquent cette façon que nous avons en occident de chercher à contrôler les situations, d’envisager parfois (ou souvent) le pire dans les situations, de ne pas facilement envisager le meilleur, ou d’avoir des réticences à nous en remettre aux forces spirituelles.
J’ai beaucoup appris lors de ce périple. Sur moi-même, mes fonctionnements. Certaines choses se sont renforcées, d’autres se sont transformées.
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